Origines du Christianisme

Le Jugement Dernier selon un hérétiqueLe coup tordu des hellénistes

« Les incirconcis seront justes au moyen de la foi. »
Ro I, 30

Suite aux pérégrinations évangélisatrices de Paul et de ses acolytes sur le pourtour méditerranéen et l’apparition des premières communautés de fidèles dans la seconde moitié du Ier siècle, l’église primitive pose les premiers jalons de sa doctrine encore balbutiante mais qui n’allait pas tarder à rencontrer un succès inespéré.

Le christianisme naissant se heurtait à un problème d’ordre (an)historique autant que théologique concernant l’œuvre christique. Jésus-Christ, le facétieux, ne remplissait aucun des critères requis pour permettre de lui prêter la qualité de messie. En la matière, les croyances communément admises par la tradition juive sur la venue d’un sauveur ne pouvaient soutenir qu’un messie digne de ce nom puisse caner, trivialement crucifié, alors que le propre de son essence céleste aurait été de vivre et de triompher en instaurant une ère de paix et de bonheur éternels. Au lieu de quoi, l’imminence d’un monde meilleur transcendé par l’avènement du royaume de Dieu ne fut que promesse mensongère dans le clapet d’un Christ démagogue. Présage d’autant plus navrant quand on sait que les Romains, au cours des années 60 de notre ère, s’empareront de la Terre promise, détruiront Jérusalem et profaneront le Temple, le tout après avoir massacré ceux des juifs qui s’étaient révoltés contre la présence coloniale.

Usurpant à plus d’un titre la fonction messianique telle qu’elle est décrite dans les Écritures, Jésus ne pouvait susciter l’adhésion escomptée des juifs, finalement peu crédules face à l’Escroc de Dieu. En définitive, des stricts mosaïstes, il n’y aura guère que les douze apôtres pour assimiler Jésus au fils de Dieu ressuscité. Face à des juifs réfractaires, il fallut nécessairement délaisser la « terre d’Israël » et tenter de convaincre dans les nations païennes. Pour répandre la « bonne nouvelle », les « Hellénistes », ces fervents évangélisateurs intermittents du judaïsme et sécessionnistes des Galiléens, iront servir leurs soupes partisanes dans les synagogues de la Diaspora, débauchant juifs sceptiques et païens échaudés. En présentant un Évangile épuré de son essence juive, les Hellénistes, véritables fondateurs du christianisme, allaient pouvoir dissiper le malentendu originel et remédier à l’incohérence théologique.

Romanisation et persécution du christianisme

« Il expulsa les juifs qui causaient
des troubles constants à l’instigation de Chrestus. »
Suétone

En l’an 70, date de la destruction du Temple par les Romains, la tentative d’évangélisation des juifs durant les trente années précédentes se révèle être un échec cuisant. À cette date, la plupart des douze fidèles araméens durent subir les foudres fatales de l’empereur ou de l’orthodoxie juive, tel que Jacques, le frère de Jésus, qui finira lapidé pour crime d’apostasie sur ordre du Sanhédrin, le tribunal suprême du judaïsme antique. Ce qui, dans un premier temps, ressembla à une déroute, se transforma vite en un simple incident de parcours, puisque Paul et à sa suite les chrétiens urbanisés de langue grecque, en se lançant corps et âmes à l’assaut du paganisme, essaimeront dans tout l’Empire romain les préceptes – revisités – du Messie. Ce faisant, le centre névralgique autant que symbolique du christianisme allait progressivement se déporter de Jérusalem à Rome, la capitale de l’Empire. Au finale, les contemporains de Jésus, ses disciples juifs l’ayant connu en chair et en os et ayant écouté ses prêches de vive voix, n’ont joué qu’un rôle dérisoire dans l’histoire de la nouvelle religion, car ils furent marginalisés, mis tricards par l’Église, en passe de souscrire à un antisémitisme structurel.

Néanmoins, la route jusqu’aux rives du Tibre, futur témoin de l’avènement impérial de la nouvelle religion, sera sporadiquement semée d’embûches, parfois sanglantes, au bout du compte « inoffensives » eu égard à l’inexorable essor du christianisme. Les premières persécutions à l’encontre de la nouvelle secte auront lieu en 64 à la suite du grand incendie de Rome. Néron, despote à la cruauté légendaire, fut soupçonné d’être lui-même à l’origine du sinistre, dont la responsabilité retombera finalement sur les épaules encore frêles des disciples du Christ. Une partie de ces derniers furent livrés au supplice et exécutés 1, moins pour les conséquences fâcheuses du brasier qu’en raison de leurs « superstitions barbares ».

En l’an 132, l’Empire romain réprima brutalement la révolte juive dite de Bar Kokhba – du nom de l’instigateur de l’insurrection – et décréta l’interdiction de séjour des juifs à Jérusalem, rebaptisée Aelia Capitolina deux ans plus tôt. En considérant que la frontière entre judaïsme et christianisme était encore floue pour un païen de l’époque, il est probable que les autorités romaines aient tués et raflés indistinctement juifs et judéo-chrétiens. Quoiqu’il en soit, la période allant du soulèvement de Bar Kokhba, jusqu’à la fin du IIIe siècle sera dans l’ensemble assez calme pour la communauté grandissante 2. Durant ce siècle et demi, Rome et ses empereurs successifs feront preuve d’une relative clémence envers les judéo-chrétiens, alors que leur religion, suspecte aux yeux de ses voisins païens, était marginalisée et interdite. Rappelons que le polythéisme, par essence éclectique, était ouvert à tous : dans l’Empire, tout étranger pouvait vouer un culte à un dieu grec sans être damné s’il ne l’adorait pas et était autorisé, dans la limite du raisonnable, à se moquer des idoles. À l’exact opposé des monothéismes.

Peu avant de s’immiscer d’une manière définitive dans les arcanes du pouvoir, du moins dans cette partie du monde, l’Église subit en 303 sous le mandat de Dioclétien de nouveaux tourments, connus dans l’historiographie chrétienne sous le nom de « Grande persécution ». La dernière répression du christianisme sous l’Empire romain fut la plus liberticide et la plus meurtrière de la période antique, en particulier pour les fidèles d’Afrique. À cette époque, le patriotisme romain se voit exacerbé sous la pression des invasions barbares venant du nord, et dans ce contexte de crise, le refus des chrétiens (mais aussi des juifs) de sacrifier à l’empereur fut perçu comme menaçant la sûreté et les fondements de l’État. En conséquence, le tétrarque Dioclétien promulgua une série de lois visant la destruction des édifices et des écrits chrétiens, l’arrestation du clergé et l’obligation de sacrifices. Les massacres et les actes de torture succédèrent aux édits, mais force est de constater que cette répression fut « trop faible » et « trop tardive » pour provoquer l’anéantissement de la secte christique, déjà bien implantée à ce moment là. Sans compter que les atrocités dont ont été témoins les païens, ont poussé certains d’entre eux à soutenir les persécutés et à se rallier à leur cause. Il n’en fallait pas tant pour que la nouvelle religion bascule dans une ère nouvelle, faisant table rase d’un passé révolu. Au finale, les mesures de répression prises par l’Empire furent plutôt débonnaires et anecdotiques, comparées aux persécutions à venir…



1/ Quoique gonflé à plusieurs centaines par l’apologétique chrétienne, le nombre de victimes des persécutions de 64 reste inconnu.
2/ Pour nuancer ce propos, on peut évoquer les massacres de centaines de fidèles, issus du premier groupe de chrétiens connu en Gaule, perpétrés à Lyon – ou plutôt à Lugdunum – en l’an 177.


Sacre impérial, lendemains impérieux

« Le christianisme, se confondant avec l’Empire, va devenir
la plus grande machine de coercition jamais apparue sur terre. »
Éric Stemmelen in La religion des Seigneurs

C’est sous le règne de Constantin que le christianisme sera consacré religion officielle, passant du statut de secte au sein du judaïsme, d’avant-garde spirituelle marginalisée ou réprimée, à celui d’une religion originale et reconnue, dont le Dieu n’allait pas tarder à supplanter dans le panthéon romain les cultes idolâtres des civilisations antiques. En 306, alors que le souvenir des suppliciés de la « Grande persécution » taraudait encore les citoyens de l’Empire, Constantin s’empara des rênes du pouvoir impérial, avant de se convertir six ans plus tard à la foi chrétienne. L’attraction croissante de la piété judéo-chrétienne auprès de païens tourmentés, la grandeur d’un Dieu unique et populaire, la fréquence de son culte, la soumission servile aux autorités prônée par l’Église primitive, ou l’extravagance d’un empereur iconoclaste propulsèrent la nouvelle religion sur le devant de la scène, avec un processus d’étatisation extrêmement rapide.

Comme cela a déjà été évoqué, la persécution de Dioclétien n’avait entamé ni l’allégeance des chrétiens vis-à-vis de leur Dieu, ni l’expansion de la foi christique – bien au contraire. À l’aube du IVe siècle de notre ère, l’Église reposait sur des bases solides, avec un contingent toujours plus important de fidèles et un bagage théologique plus étayé. Le christianisme offrait une particularité unique pour l’époque : en plus d’une religion aux Écritures quasi millénaires, offrant un gage d’ancienneté cher à la culture romaine, la nouvelle religion s’était constituée en Église, autrement dit en une croyance exerçant une autorité sur ceux qui la partageaient, fondée sur une hiérarchie structurée, un clergé supérieur en tout point à ses ouailles. À l’inverse du paganisme qui, en dépit de l’obligation de sacrifices, n’était pas totalisant dans ses pratiques cultuelles, la religion du Christ prétendait dominer tous les aspects de la vie. Constantin, en intégrant l’Église à l’État, espérait affermir son pouvoir et assimiler celui des autorités ecclésiastiques. Afin de parachever l’œuvre constantinienne de christianisation de l’Empire, l’empereur Théodose Ier, en 380, fera de la religion chrétienne la religion officielle de l’État. Dans ce contexte particulier où l’Empire est affaibli par les guerres, et où le modèle économique fondé sur l’esclavage vacille, le christianisme façonnera les vertus du nouveau citoyen, à qui on demandera dorénavant d’être travailleur, obéissant et attaché à la famille. Mais l’homme nouveau qui allait contribuer à l’éclosion d’un nouveau système politique et économique, ne s’est pas imposé sans difficulté. Il fallut ordonner au peuple la nouvelle croyance, et Constantin et Théodose procédèrent à une christianisation forcée de la population. Dès lors, la nouvelle religion n’aura de cesse de coloniser les esprits à l’aide d’un expansionnisme redoutable, de pourchasser les voix dissidentes jugées hérétiques et de stigmatiser les juifs, ces « faux-frères ».

Alors que le christianisme embryonnaire portait en lui un mépris farouche envers le judaïsme, Constantin et ses successeurs à la tête de l’Empire contribuèrent à entériner irrémédiablement la fracture entre la chrétienté et la religion de Moïse. En soumettant les juifs à une politique discriminatoire et stigmatisante, le pouvoir constantinien s’efforça de freiner l’expansion du judaïsme et d’endiguer son potentiel prosélyte qui avait cours jusqu’alors. L’Empire romain christianisé, durant ses premières années d’existence, fit promulguer toute une batterie de lois antijuives, qui préfigureront de l’antisémitisme. Ainsi, ceux des juifs qui faisaient circoncire leurs esclaves étaient balayés par la peine capitale ; la confiscation des biens attendait les propriétaires d’esclaves chrétiens et les « égarés » qui rejoignaient le judaïsme ; l’atteinte portée à un juif converti au christianisme menait à la mort. Cette législation liberticide – excusez le pléonasme – au service d’un État imposant sa pensée unique et son dieu inique, se poursuivra, en 420, avec l’exclusion des juifs en tant que païens de tout service public. Deux siècles après Constantin, le christianisme s’étant imposé comme puissance hégémonique, l’empereur Justinien entreprit de convertir les derniers païens, y incluant les juifs.

Sous le joug de la chrétienté, la religion du peuple élu se transforma en une secte méprisée et rejetée, mais dont l’existence marginale allait servir à matérialiser la figure du faux-frère par celle du juif, du traître rendu responsable de la crucifixion 3, du bouc-émissaire idéal. En revanche, les autorités ecclésiastiques ne pouvaient tolérer les innombrables déviances christianisantes – pourtant inhérentes au christianisme primitif – qui retardaient la maturation du dogme de l’Empire chrétien.



3/ Ce qui donnera naissance dans l’idéologie chrétienne au mythe antisémite du « peuple déicide ».


L’hérésie qui façonne le dogme

« Dans le système catholique, l’hérésie, ou seulement l’indulgence
envers elle est un crime énorme, un crime de lèse-majesté divine
à la répression duquel tous les fidèles ont le devoir de concourir. »
Émile-Henry Vollet

Après s’être emparée du Capitole, l’Église triomphante oublia les persécutions que durent subir ses fondateurs, pour devenir à son tour persécutrice, entassant au cours des siècles à venir, crimes sur crimes, horreurs sur horreurs. Sitôt confortée dans son nouveau pouvoir institutionnel, l’Église romaine se distinguera par l’exercice d’un pouvoir particulièrement répressif, marquant au fer rouge les tendances dissidentes de la doctrine officielle, porteurs du sceau infamant d’hérésies 4. En se substituant à l’ordalie – la justice divine – la « religion de l’amour et de la tolérance » allait se consacrer avec férocité à la traque et à la persécution des hérétiques, opérant sur son palier déjà sanguinolent un nettoyage de fond en comble. Ces purges étaient indispensables à l’épuration du dogme, à son fignolage théorique. Les idéologues de Rome s’appuieront en négatif sur les différents courants hérétiques, prenant le contre-pied de leurs positions divergentes, l’antithèse de leurs divagations théologiques afin d’asseoir de façon incontestable et autoritaire la teneur du dogme. En cela, l’hérésie précédera le dogme et non l’inverse, d’autant qu’il faudra attendre la tenue des premiers conciles – ces assemblées d’évêques se consacrant à établir les doctrines, les canons et la discipline commune – pour séparer le bon grain de l’ivraie, la croyance officielle des égarements hérétiques.

Mis à part le concile de Jérusalem daté du milieu du Ier siècle, en vertu duquel les apôtres sanctionnaient l’ouverture de la communauté des juifs chrétiens aux païens (décision incongrue qui poussera l’historiographie chrétienne à qualifier cet événement d’assemblée apostolique plutôt que de concile), le premier concile œcuménique de l’histoire du christianisme, convoqué par Constantin, débuta en 325 de notre ère. Ce rencard épiscopal se déroula à Nicée (aujourd’hui Iznik en Turquie) et entendait phagocyter le courant arien, passablement influent à cette époque 5 et dont la tête de proue, le prêtre libyen Arius, défendait bec et ongles le concept de la pré-existence de Dieu le Daron sur Jésus le Lardon, dissociant l’un de l’autre. Cette thèse, non seulement judaïsante 6, ne pouvait, en outre, concorder avec le concept schizophrénique – bientôt érigé en dogme – de la Sainte-Trinité, fusionnant le Père, le Fils et le Saint-Esprit en une seul entité divine. Il n’en fallait pas tant de la part des Trinitaires pour qualifier les partisans d’Arius d’hérétiques. Avec ce concile, Constantin – l’empereur repenti du paganisme ayant fait de Byzance, rebaptisée pour l’occasion Constantinople, la nouvelle capitale de l’Empire – œuvrait à l’uniformisation de l’Église, principal soutien du pouvoir, afin d’assurer l’unité de l’Empire, alors en proie à une crise autant identitaire que militaire.

En amont du Concile constantinien, l’Église primitive avait déjà entamé des menées purificatrices.  Elle s’attaqua notamment à la secte donatiste, du nom de son leader Donatus, à qui on reprochait une intransigeance radicale envers les fidèles ayant remis les Livres saints aux autorités romaines, lors de la persécution de Dioclétien. Selon Donatus, évêque de Numidie (l’Algérie actuelle), ceux des traîtres qui avaient collaborer avec les païens ne pouvaient recevoir la communion. Cette position, compréhensible pour un chrétien convaincu, provoqua un schisme au sein de la communauté, avant de se voir définitivement condamnée par l’orthodoxie chrétienne en 313. Faute de vouloir se plier aux injonctions épiscopales, de nombreuses autres franges du paléo-christianisme viendront garnir la liste interminable et macabre de l’hérésiologie ecclésiale. Citons à titre d’exemple les spiritualistes docètes – inspirateurs théologiques des Cathares, eux-mêmes anéantis par l’Inquisition médiévale – pour qui Jésus n’avait pas de corps physique, rendant sa crucifixion et son ascension illusoires 7. Ou encore les hétérodoxes gnostiques, fervents adversaires de la hiérarchie ecclésiastique, dont le monde matériel, créé par un dieu mauvais, le Démiurge, s’apparente à une prison de laquelle on ne s’évade qu’à l’aide de la gnose, autrement dit la connaissance de soi et de l’Être suprême. Dans le meilleur des cas excommuniés ou marginalisés, une partie de ces hérétiques à l’instar des arianistes, subiront une terrible persécution, à coups de condamnations à mort et de saints supplices. C’est vrai qu’en matière de torture, on n’est jamais aussi bien servi que par les dieux !



4/ Avant de prendre le sens négatif de « déviance », haíresis signifiait chez les Grecs « libre choix »
5/ À titre d’exemple, les peuples germains, furent ariens ou arianistes jusqu’au VIe siècle.
6/ Selon la Torah, Dieu et son prophète ne peuvent être confondu.
7/ Certains exégètes estiment que le docétisme a pu influencer le Coran, dans lequel le prophète Aïssa n’a en aucun cas fini crucifié « Ils ne l’ont pas tué et ils ne l’ont pas crucifié. Ce n’était qu’un faux-semblant » sourate 4, verset 157.


Christologie et petits arrangements avec l’histoire

« Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’église qui est venue »
Alfred Loisy

En marge de leur combat contre l’hérésie, les dignitaires de l’Église s’empressèrent d’édicter et au besoin de reformuler la « bonne nouvelle », l’assimilant à une loi au caractère sacré sensée refroidir toute contestation. Ils s’attelèrent à compiler les textes d’« inspiration divine », puisant ici ou là dans l’ensemble des écrits relatifs à la personne et à l’œuvre de Jésus le Christ ressuscité. Dès lors, les juifs ne seraient plus les seuls à posséder une Bible. Il était temps de développer une stratégie littéraire en constituant un livre de référence, un ouvrage fondamental sur lequel reposerait la doctrine totalisante. Le Livre devait verrouiller les fondements « historiques », essentiels à la toute puissance du dogme.

En 398, selon la légende, un concile eut lieu dans la ville d’Hippone (Algérie actuelle), dans le but de déterminer le corpus de textes chrétiens qui allaient constituer le NT. Comme il a été mentionné au chapitre précédent, les Épîtres signées de proches de Jésus – celles de Jacques, frère du messie, de Pierre, chef des apôtres ou de Jean, disciple bien aimé – ne représentent qu’une infime et dérisoire partie du NT. Les quatorze lettres pauliniennes – dont on rappelle que l’auteur n’a jamais vu le Christ de son vivant et qu’il fut rejeté et méprisé par les chefs de la secte à Jérusalem – forment quant à elles plus de la moitié du livre néo-testamentaire.

Les apôtres pouvaient s’estomaquer du fond de leur caveau, Jésus tomber des nues, il n’en reste pas moins que le recueil biblique qui pervertit le message du prêcheur nazaréen, rencontra un succès universel, malheureusement toujours pas démenti. En revanche, il semble avoir existé dans l’élaboration du NT quelques voix dissonantes, quelques épines dans les pieds encore argileux de l’Église, venant contrarier la grande escroquerie christologique. Au cours du IIe siècle de notre ère, un intellectuel chrétien du nom de Marcion imposa le concept original de Nouveau Testament, en le dotant d’une théologie débarrassée de ses éléments juifs. Selon ce futur hérésiarque excommunié par les Pères de l’Église, Jésus le Christ s’oppose au « méchant Dieu » de la bible hébraïque, laquelle se trouve alors dépassée, devenant par conséquent l’Ancien Testament. Bien que la nouvelle appellation fut adoptée par les premiers théologiens du christianisme, ceux-ci ne pouvaient accepter cette ablation biblique, cette coupure radicale avec le texte fondateur du monothéisme. Même si à leurs yeux le judaïsme devenait encombrant, les autorités ecclésiastiques et leur démagogie intrinsèque ne pouvaient récuser totalement la Bible juive qui, on le rappelle, jouissait dans le monde païen d’une certaine popularité. Pour l’Empire romain, l’existence ancestrale du judaïsme et la dévotion ostensible de ses adeptes constituaient à cette époque encore des critères solides afin que le christianisme devienne une religion légale.

Une fois Marcion châtié, il ne restait plus pour les sectateurs de Jésus qu’à servir à leurs ouailles une soupe pour ainsi dire porcine sur des en-cas casher ! Recette osée mais indigeste qui laissait entrevoir ce sur quoi reposeront les fondements de l’identité chrétienne : le rejet des Israélites, qui augurera d’un antisémitisme funèbre 8. Bien que le NT s’inspire largement de son illustre prédécesseur, qu’il cite allègrement ses prophètes et une partie de ses commandements ou qu’il puise dans son champ lexical, il n’en reste pas moins que les deux testaments se télescopent sur de nombreux points théologiques. Ainsi, la Nouvelle Alliance, qui s’obstine à enrober un crucifié d’un halo divin, apparaît comme pure aberration pour le judaïsme. Alors, lorsque la partie chrétienne de la Bible entend se substituer à l’AT, et par conséquent à la Torah, on s’approche de l’hérésie. Ce mariage contre nature entre l’Ancien et le Nouveau testament – lui-même regorgeant de versions contraires et de paraboles opaques aux significations multiples – est la conséquence d’une confusion volontaire savamment réfléchie, qui favorisera les innombrables interprétations du texte sacré. Un genre de cadavre exquis sur un macchabée ressuscité ! C’est notamment dans ce salmigondis historique, doctrinale mais aussi politique que réside le caractère machiavélique de l’Église primitive. En définitive, le patchwork sacralisé – plus bibliothèque que Livre – offrait aux évangélisateurs des premiers siècles la possibilité d’essaimer leur catéchisme crapuleux, d’affermir leur prosélytisme infâme, de vouloir faire le bonheur de ceux qui ne leur demandaient rien, en leur inoculant la peur idiote des châtiments posthumes et le fallacieux espoir du paradis éternel.

Après son immixtion dans les rouages de l’État, l’Église romaine pouvait réécrire l’histoire à sa guise, celle des vainqueurs méprisant les vaincus et façonnant la mémoire collective, histoire qui n’avait pas pour objet de dévoiler des faits, mais bien de révéler des vérités. La cohérence et la vraisemblance étaient des notions abstraites, superflues et importunes pour les perfides compilateurs du NT. Pour bâtir son histoire, au demeurant l’Histoire avec un grand H, le christianisme a notamment développé une littérature du martyre glorifiant son passé et imposant sa pensée unique. En ces temps anciens, le martyre était le seul moyen d’ascension sociale au sein de la hiérarchie rigoureuse de l’Église, le plus sûr moyen de devenir célèbre (quoique mort), voire pour les plus vernis d’être sanctifiés. Tel fut le cas d’Ignace d’Antioche qui décida au IIe siècle de mourir en martyre pour ressembler à Jésus-Christ, de partager ses souffrances et de bénéficier 2000 ans plus tard d’une page Wikipédia. À l’instar d’Ignace, le fou de Dieu, le christianisme d’avant le sacre impérial, donnera naissance à quantité de fanatiques illuminés par la foi, ce qui se concrétisera par une vague d’attentats suicides. Une fois qu’elle n’aura plus rien à prouver sur le plan politique, l’Église s’empressera de condamner ces kamikazes en mal de reconnaissance sociale.

Une des contributions majeures au dogmatisme chrétien est à mettre à l’actif du philosophe berbère saint Augustin. Père de l’Église et véritable visionnaire politique, Augustin sera l’un des premiers, au début du Ve siècle, à séparer le christianisme de la vie de l’État. La religion qu’il avait ardemment embrassé, délaissant à cette occasion ses anciennes croyances manichéennes 9, devait se prémunir contre les interprétations religieuses, parfois fâcheuses, en cas de défaites militaires de l’Empire. Dans les croyances païennes – encore vivaces à cette époque – l’issue d’une guerre ou d’une bataille était indissociable des humeurs de tel ou tel dieu, lequel pouvait devenir impopulaire en cas de grosse raclée. Il ne pouvait en être de même pour le Dieu unique, qui serait à l’avenir innocenté en cas de boulettes des autorités politiques ou militaires. Même si le pouvoir impérial incarnait l’Église, l’inverse n’était effectif qu’en cas de circonstances avantageuses.

La Cité de Dieu, livre le plus connu de saint Augustin, met en scène la cité des « méritants » au sein de laquelle le pouvoir politique s’attelle à discipliner les pécheurs. Héritière spirituelle de Paul et de sa glorification de la résignation, l’éthique augustinienne – en vertu de laquelle « la mission de l’Église n’est pas de rendre les esclaves libres mais bons » – affirme que la seule entrave à la liberté de l’homme, c’est le péché. Avec tant de cynisme, le troupeau sera bien gardé !

Les évangélistes accordent peu d’importance à la date de naissance de Jésus, et pour cause ils n’en savaient fichtrement rien. Nombre d’historiens estiment que le Galiléen est né dans les dernières années du règne d’Hérode le Grand. Or, le roi de Judée est mort à Jericho en l’an 4 avant notre ère ! Il n’empêche que l’ère chrétienne, sensée débuter à l’accouchement de Marie, poursuit son bonhomme de chemin malgré un calcul foireux. C’est Denys le Petit, moine romain du VIe siècle, qui proposa de remplacer l’ère de Dioclétien par l’ère chrétienne (ou ère de l’incarnation). S’appuyant principalement sur Luc, le cancre tonsuré confondit les années de Rome et se trompa de 3 ou 4 ans en fixant le point zéro ! Autant dire que Jésus de Nazareth est né avant Jésus-Christ et qu’au moment où j’écris ces lignes, nous devrions être déjà en 2020. Que Dieu nous en préserve ! Assigner de façon arbitraire une année de naissance au Christ ne suffisait pas à honorer pleinement l’événement fondateur. Il fallait, pour une liturgie cohérente, étoffer l’état civil christique, quitte à extrapoler un détail de l’Histoire. La Nativité pouvait dès lors se célébrée à Noël, permettant de fixer la circoncision messianique le 8ème jour selon les préceptes juifs, c’est à dire au 1er jour de l’an 1.

À ce propos et n’en déplaise aux culs-bénits antisémites, il est évident que Joseph, en bon juif pratiquant, a décalotté définitivement la nouille de son bambin céleste. Pourquoi alors, sinon pour cacher la circoncision dans les représentations de Jésus-Christ sur sa croix, est-il vêtu d’un pagne, accoutré d’un cache-sexe ? Toujours est-il qu’il faudra attendre le VIe siècle de notre ère pour que le crucifix devienne le symbole chrétien par excellence, amulette ridicule mais néanmoins indispensable à tout exorciste qui se respecte. Arrière, Satan !



8/ Il faudra attendre 1962 et le deuxième concile du Vatican pour que cesse d’être prononcée dans les Églises l’exécration des juifs.
9/ Pondu par le perse Mani au IIIe siècle, le manichéisme repose sur la coexistence et l’antagonisme de deux principes cosmiques : le bien et le mal. Cette doctrine religieuse est un syncrétisme du bouddhisme et du christianisme.


Sodomies infernales